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Yokohama Kaidashi Kikô, sommet de l’Iyashikei
26 avril 2019

GRAMMAIRES DES SENS

Entre 1994 et 2006, Hitoshi Ashinano publie Yokohama Kaidashi Kikô, un manga pour le moins particulier. L’atmosphère y est éthérée, le récit d’une absolue simplicité…

C’EST QUOI L’IYASHIKEI ?

Analyse manga Yokohama

Pendant quatorze tomes, nous suivons Alpha, une androïde qui tient un café désespérément vide de clients. Elle y vit seule, dans l’attente du retour de son propriétaire. Quatorze volumes sans le moindre conflit, sans drame, sans suspense, sans enjeu. Il n’y est d’ailleurs plus question de chapitres mais d’anecdotes, un terme qui colle parfaitement à la banalité des situations dépeintes, tranches de vie sans autre intention que celle de faire baigner son lecteur dans le calme et la sérénité. Et pour cause : Yokohama Kaidashi Kikô est sans doute le représentant le plus emblématique de l’iyashikei, ces productions œuvrant aussi bien dans le manga que l’anime et conçues dans le seul but de détendre leur utilisateur. Deux adaptations animées éponymes sont nées de l’oeuvre d’Ashinano, deux séries de deux OVA sorties en 1998 et 2002. Des œuvres au rythme langoureux, lentes et reposantes qui invitent ceux qui en font l’expérience à se sentir ailleurs, le cœur léger. Bref, ici, le temps suit simplement son cours au gré des pérégrinations tout à fait ordinaires de sa protagoniste.

Peut-être plus qu’ailleurs, la part de subjectivité est immense dans l’appréciation d’une création issue de l’iyashikei. Par leur seul parti-pris d’une narration dépouillée à l’extrême, le sens de ces œuvres réside avant tout dans l’expérience qu’en font lecteurs ou spectateurs, dans leur capacité à appréhender le rythme si particulier de ce type de productions.
À travers l’exemple de Yokohama Kaidashi Kikô, on va donc se poser quelques minutes et voir ce qu’il peut y avoir de si fascinant à regarder des personnages se faire un café ou se pavaner au soleil, notamment grâce aux particularités de chaque média.

Analyse manga Yokohama

L’ART INVISIBLE

Lorsqu’il écrit L’art invisible, Scott McCloud considère qu’il existe dans la bande dessinée six types d’enchaînements entre deux cases. L’enchaînement « moment à moment » présente des cases dont la succession fait très peu appel à l’ellipse. Celui d’ « action à action » suit l’action effectuée par un personnage. L’auteur définit ensuite l’enchaînement de « sujet à sujet » comme un changement de focalisation autour d’un même thème. C’est au lecteur d’effectuer une liaison logique entre les deux cases pour créer l’illusion de continuité. De scène à scène : les contenus des deux cases sont éloignés dans l’espace ou dans le temps. Et tandis que le dernier consiste simplement à enchaîner deux cases sans aucun rapport logique entre elles, c’est celui qui le précède que nous allons aborder. Dans l’enchaînement de point de vue à point de vue, l’auteur fait se succéder des cases autour de différents aspects d’une idée, ou d’un lieu. Il invite le lecteur à considérer une séquence comme une succession d’images perçues comme simultanées et où le temps tel qu’on le connaît n’a plus cours. Ce qui intéresse l’auteur n’est alors plus le mouvement, mais l’état.

Vous vous en doutez, Yokohama Kaidashi Kikô ne manque pas de ce genre de transitions. Ce qui passionne Ashinano tient moins dans le caractère anodin des séquences qu’il dessine que dans leur mise en forme. Et par anodin, s’entend aussi bien le fait d’observer Alpha en train de prendre des photos que de la suivre dans une ballade à scooter. Ça a l’air bien chiant à première vue mais je vous assure que c’est souvent passionnant.

Analyse manga Yokohama Analyse manga Yokohama

« Un graphisme pour voir, un autre pour être » : c’est par ces mots que McCloud évoque le contraste entre la simplicité du character design et la complexité du décor dans lequel il prend place. L’idée est de faciliter l’identification du lecteur au personnage pour mieux favoriser son immersion dans l’univers qui lui est présenté. Une mécanique qui a fait ses preuves dans bon nombre de BD et qui fait merveille chez Ashinano. Son manga accorde ainsi une place fondamentale aux décors de son univers post-cataclysmique, d’une beauté absolue, planète Terre sur laquelle la race humaine est en perdition suite à une inexplicable montée des eaux, lesquelles ont recouvert progressivement une partie du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ses enchaînements de point de vue à point de vue opèrent alors dans le cadre d’une mise en scène du ressenti : le regard se perd dans les détails des images ou dans le passé qu’elles renferment, le temps se dilate et le rythme se fond sur la perception du lecteur. Les actes des personnages, leurs pensées et le regard du mangaka, le présent et le passé… Tout s’entrechoque ou fusionne au gré de la mise en page d’Ashinano, de ses parti-pris visuels ou de ses ruptures de ton, poussant le temps à l’arrêt et son récit à l’orée du fantastique, voire de l’animisme. Dans l’absolu, il est tout à fait possible de finir un tome du manga en cinq minutes. Dans les faits, il est probable que cela vous prenne une petite demi-heure

Bien sûr, l’imprévisibilité du temps de lecture est une spécificité de la BD. Mais pour Ashinano, l’instantané du ressenti prévaut sur celui d’un regard extérieur, thématique que ses images tendent à traduire par son travail sur la notion de temps. La composition de ses cadres fond régulièrement ses personnages dans leur environnement tandis que ceux-ci nous font part de leurs pensées. Ce qui est intéressant n’est pas de s’attarder sur Alpha en train de regarder la mer, c’est de partager son ressenti : intellectuellement d’une part grâce aux pensées auxquelles elle nous donne accès, sensoriellement ensuite, par la mise en page ouvertement contemplative d’Ashinano. Ce qui se passe entre les cases n’a alors plus d’importance : seuls ces instantanés comptent, et ce qu’ils entreprennent de véhiculer par leur nature d’images fixes. Il n’y a plus mouvement, mais état. Il n’y a plus action, mais stase. C’est l’état sensitif pendant une action qui lui importe, plus que l’action en elle-même. Il n’est ainsi pas rare qu’un enchaînement d’action à action soit également perçu comme un enchaînement de point de vue à point de vue.
Parce qu’il s’intéresse au regard de ses protagonistes, nous invite à plonger en eux, le manga se teint d’une poésie qui stimule notre mémoire sensorielle. Si enjeu il y a, il est avant tout extra-diégétique : celui de nous pousser à être témoins sensoriels du monde qui nous entoure.

Analyse manga Yokohama

PILLOW SHOTS

Yokohama Kaidashi Kikô est une œuvre qui sonde autant le quotidien que les sentiments de ses personnages, et Ashinano profite à plein des spécificités de son média pour parvenir à ses fins. Les temps d’arrêt inhérents à la lecture ont valeur d’introspection et, on ne va pas se le cacher, le manga donne très envie de se la couler douce en regardant le ciel, ce qu’on peut largement considérer comme une qualité. Pour autant, quid du passage à l’animation et à la grammaire qui lui est propre ?

Analyse manga Yokohama

Parce que le temps est au cinéma ce que l’espace est à la BD, une transposition du découpage propre au manga d’Ashinano n’aurait fatalement pas le même effet sur le spectateur qu’il pouvait en avoir sur le lecteur, désormais réduit à subir le rythme qu’on lui impose. Plus que jamais, la frontière entre la plénitude recherchée et l’ennui est ténue. La maîtrise du temps est bien sûr l’apport le plus évident lié au registre de l’animation. Si certains cadres, magnifiques au demeurant, sont les répliques exactes de leurs homologues papiers, le montage leur accorde une durée qui contribue à l’immersion, sublimant au passage l’orientation naturaliste de la mise en scène. Peu ou pas de musique ici : la nature reprend ses droits et baigne son auditoire dans les seuls sons du quotidien, orchestrant une ambiance cotonneuse en parfaite adéquation avec le registre de l’iyashikei et l’importance extrême des indications de sons dans le manga.

Sans pour autant faire preuve d’un réel travail d’adaptation, les deux premiers films réalisés par Takashi Annô font au moins preuve d’une vraie compréhension du matériau d’origine. Du fait des non-dits sur lesquels se basaient les images du manga ou les relations entre ses personnages, il se passe beaucoup de choses dans l’esprit du lecteur. Ce sont ces choses-là que les moyens-métrages, d’une trentaine de minutes chacun, tentent de restituer. Par l’animation évidemment, en premier lieu : en accord avec les parti-pris du manga, Annô met autant l’accent sur les paysages que sur leur transformation, par l’intermédiaire d’une ombre mouvante, d’un nuage ou du vent. Les séquences en extérieur sont donc logiquement les plus réussies des films : la contemplation est de mise, de même que l’introspection que permet la mise en valeur des décors. Le récit devient accessoire, simple prétexte aux errances mentales des personnages.

Analyse manga Yokohama Analyse manga Yokohama

Bref, il y a de la vie dans ce genre de scènes, indépendamment de la banalité des situations qui nous sont présentées. Une vie suffisamment iconique pour la laisser nous bercer au rythme d’une relation naissante entre deux robots, ou de la découverte hypnotique des vestiges du passé. Et puis il y a ces plans, animés ou non, qui se posent en équivalents cinématographiques des enchaînements de point de vue à point de vue.

Il faut remonter au moins jusqu’aux années 40 pour avoir l’une des premières traces de ce genre de parti-pris, que le critique Noël Burch appellera « pillow-shots », la dénomination la plus répandue aujourd’hui. Les années 40 et le cinéma de Yasujiro Ôzu en particulier, spécialiste en la matière. Les pillow-shots, ce sont ces plans, sans vie humaine, simili-natures mortes insérées entre deux scènes consacrées à l’action diégétique. Si leur sens a toujours fait débat, ces plans créent toujours une rupture dans le récit, prodiguant à la séquence une atmosphère introspective qu’un simple plan de coupe ne saurait restituer. Ce type de plans sera largement repris, tant dans le manga que dans l’animation japonaise, et leur présence dans les films qui nous concernent fait sens par leur capacité à dilater le temps. Ils n’ont pas de fonction narrative directe, faisant plutôt office de pause appelant à la sérénité, invitant chacun à lui prêter la valeur ou la symbolique qui lui vient spontanément. Et en ce sens, ils constituent une bien belle manière d’atteindre cet état recherché par les enchaînements de point de vue à point de vue. S’il tend à séparer les pillow-shots en plusieurs catégories, Gilles Deleuze parle même d’image-temps pour en désigner certains. Ou, comme il le dit lui-même en parlant de leur utilisation chez Ôzu, « la forme immuable de ce qui change, c’est-à-dire le temps en personne ».

ADAPTATION VS TRANSPOSITION

À la banalité des actions, les OVA répondent ainsi par un univers particulier, un soin apporté aux images, au sens qu’elles peuvent avoir et à leur pouvoir d’évocation. Le mouvement dans le cadre, le son ou certains partis-pris de mise en scène contribuent à cela et à rendre au moins agréables les moments tirés du manga. Un agrégat d’éléments qui peut malgré tout peiner à fasciner totalement. La raison la plus évidente tient au scénario. Par leur recours à des chapitres précis du manga, les deux premiers OVA construisaient un semblant de récit du fait de la logique d’événements liés les uns aux autres et toujours pensés comme support d’une atmosphère, et non l’inverse. On prenait le temps parce que les personnages prenaient le leur. Les deux autres en revanche, s’intéressent à de multiples chapitres n’ayant pas nécessairement de rapport ou de continuité entre eux. Animés puis condensés en moyen-métrage, ceux-ci donnent l’impression de scènes cousues les unes aux autres sans la volonté d’aller plus loin qu’une bête transposition du matériau d’origine. Et c’est bien là le souci : parce qu’ils transposent le manga plutôt que de l’adapter, les séquences reposent sur les mêmes ellipses et sensiblement les mêmes dialogues que leur modèle papier.

Analyse manga Yokohama

Or, par exemple, les enchaînements d’action à action du manga impliquent qu’il se passe des choses entre les cases, choses que l’on ne retrouve que rarement dans les animés concernés. Les films s’intéressent alors au mouvement plus qu’à l’état, et finissent par parler à la place de leurs personnages, qui s’échinent trop souvent à raconter leur vie en voix off sans que l’on nous donne l’occasion de partager leur point de vue. Agréables en l’état, il manque à ce genre de situations ce point de vue de mise en scène qui aurait effacé la sensation de se retrouver face à un décalque du manga. Si cela n’en fait en aucun cas des mauvais films, loin de là, les moments passés avec les protagonistes se révèlent autrement moins marquants, d’un point de vue émotionnel, que ceux évoqués plus tôt.

Vous l’aurez compris, de l’observation à l’implication, de l’indifférence à la relaxation, il n’y a qu’un pas que l’iyashikei, et Yokohama Kaidashi Kikô dans le cas présent, nous aide à franchir. Bien sûr, son manque d’attractivité apparent donnera envie à certains d’entre vous de s’ouvrir les veines, mais j’espère malgré tout vous avoir encouragé à tenter l’expérience. Moi en tout cas, je vais me faire un café, et je retourne glander.

AdaptationAnalyseAnimeHitoshi AshinanoJaponMangaScott McCloudYokohama Kaidashi Kikô
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Guillaume Lasvigne
Créateur d'Anima sur YouTube, émission dans laquelle j'aime explorer les rapports entre les thématiques d'une oeuvre et les moyens de les traiter par la mise en scène.

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    Guillaume
    JehrosGuillaume@Jehros·
    jeudi février 27th, 2020

    Après Ori, Dead Cells ou encore Hollow Knight, Children of Morta rejoint la liste de ces titres indé m'ayant procuré les meilleures expériences de jeu ces dernières années. Gros coup de cœur pour ce roguelite aussi beau qu'exaltant.

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    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    J'avais envie de jouir des yeux, du coup j'ai repris Windy Tales.

    4
    Reply on Twitter 1232731064650608646Retweet on Twitter 12327310646506086461Like on Twitter 123273106465060864611Twitter 1232731064650608646
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    arretsurimagesArrêt sur Images@arretsurimages·
    dimanche février 23rd, 2020

    La vengeance peut-elle porter un message féministe ? Comment peut-on montrer un viol ? Peut-on le faire sans complaisance ? Genre cinématographique, les films "rape and revenge" sont passés au crible par @RDjoumi et @DChedaleux dans #PostPop.
    https://t.co/EkRMg0py0m

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    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    La sensibilité de Florence doit certes beaucoup à la superbe musique de Kevin Penkin (Made in Abyss, pour rappel), mais surtout à de belles idées traduisant par le gameplay tranches de vie et états émotionnels. Ça se termine en une quarantaine de minutes, donc allez-y gaiement !

    Reply on Twitter 1232598615408959488Retweet on Twitter 12325986154089594881Like on Twitter 123259861540895948810Twitter 1232598615408959488
    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    L'influence écrasante de Firewatch et Shining n'est pas vraiment favorable à The suicide of Rachel Foster, plus prévisible et moins ambiguë dans son écriture qu'il ne semble vouloir l'être. Reste de jolis moments de flippe qui rendent l'aventure appréciable, à défaut de mieux.

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