La distribution de Buñuel après l’âge d’or dans les salles françaises est une heureuse surprise. Il faut dire qu’Eurozoom a eu le nez creux face à un film qui fait de son personnage-titre un moyen plutôt qu’une fin.
Vous le lirez probablement ici et là, Buñuel après l’âge d’or devrait largement être qualifié de making-of animé. Parce qu’il s’intéresse au tournage de Terre sans pain, unique documentaire de la filmographie de Luis Buñuel, le film peut être immédiatement catégorisé comme tel et après tout, il l’est au moins en partie. Toutefois, les anecdotes qu’il rapporte sont rapidement accessibles à qui s’est un jour penché sur la filmographie et la vie du cinéaste espagnol (il ne sera naturalisé mexicain qu’en 1949). La propension de Buñuel à manipuler le réel est de notoriété publique et ce film d’animation n’aurait que peu d’intérêt à simplement les évoquer. Si Salvador Simo ne manquera pas de passionner par son didactisme, l’intérêt de cette adaptation de la bande-dessinée de Fermin Solis réside ailleurs. Quoi que moins inventif, Buñuel après l’âge d’or se place en effet dans la lignée de La passion Van Gogh et de Miss Hokusai dans sa volonté de plonger dans l’âme d’un artiste et de la questionner.
C’est là tout l’intérêt d’une séquence inaugurale où s’affrontent différents points de vue sur la notion d’Art. Qu’est-ce que l’Art, à quoi sert-il et comment parvient-il à ses fins ? Y est alors rappelé le scandale comme arme principale du surréalisme, mouvement artistique dans lequel s’est largement impliqué Luis Buñuel avec ses deux premiers films. Par leur iconoclasme et leur démarche ouvertement subversive, Un chien Andalou et L’âge d’or ont tous deux fini par mettre le réalisateur au ban. Privé de capitaux pour financer ses projets, le réalisateur sera finalement aidé par l’anarchiste Ramon Acin, possesseur d’un ticket de loterie gagnant. Ce dernier l’aidera ainsi à financer Terre sans pain, documentaire observant l’extrême pauvreté des habitants des Hurdes, région alors désolée du sud-ouest de l’Espagne. Ce que Buñuel après l’âge d’or a d’intéressant ne tient donc pas forcément des conditions de ce tournage, même s’il est toujours intéressant de rappeler comment Luis Buñuel voyait le documentaire en tant que genre.
Loin du contresens largement répandu selon lequel un documentaire rapporte des faits réels et objectifs, Salvador Simo montre que le cinéaste ne visait pas à restituer une réalité, mais une vérité. La nuance est essentielle et joliment rappelée par l’ironie des images de Terre sans pain ponctuant les séquences animées. Car c’est bien notre conception du réel que remet en question cette juxtaposition : d’abord considérées comme telles du fait de la nature des prises de vues, ces images nous sont ensuite montrées comme résultant des mises en scène de Buñuel, donc fondamentalement factices (la mort de la chèvre, l’âne attaqué par des abeilles…) Or, ce n’est pas une sensation de tromperie qui nous cueille durant le film mais bien ce ressenti de l’âpreté du quotidien des personnes filmées, de la désolation d’environnements où règnent la faim, la maladie et la mort ; et c’était bien là l’enjeu de ce documentaire. Salvador Simo rappelle ainsi que pour Luis Buñuel, « la vérité sans fard » ne peut être atteinte que par la création à partir du réel. Donc par le biais de mensonges qui deviennent, de fait, tout relatifs.
C’est là que le médium animation trouve toute sa raison d’être. Une fois abolie l’authenticité des images dites « réalistes », c’est bien celle des images animées qui s’en retrouvent grandies, tout à la fois aussi réelles et fausses, en tout cas aussi légitimes que le live pour accéder au domaine du vrai, des idées. Une lapalissade pour les passionnés que nous sommes, une précision toujours bienvenue en 2019, où pas un jour ne se passe sans que l’on nous rappelle que les dessins animés, c’est rien que pour les n’enfants. Mais une précision qui n’est jamais énoncée, simplement véhiculée par la mise en scène et la réalité fantasmée que constitue par essence un film d’animation. Par cette démarche, son réalisateur Salvador Simo met en abyme le film de Buñuel pour mieux s’en approprier les mécanismes fondamentaux : transmettre une vérité à travers le mensonge, nourrir notre vision du monde à travers l’expérience artistique.
Qu’importe alors la véracité des faits rapportés dans Bunuel après l’âge d’or. Contrairement à ce qui est présenté, Buñuel était aux États-Unis au moment de l’exploitation en salles de L’âge d’or, mais la fierté du personnage le caractérise d’emblée comme un provocateur, de même que sa remontée d’une rue à contresens des bourgeois qu’il croise. S’il ne précise pas, dans son autobiographie ou son livre d’entretiens, s’être déguisé en nonne lors de la production de Terre sans pain, cela fait bel et bien référence à un acte antérieur de sa vie. L’intérêt d’une telle séquence dans le film tient dans le conflit identitaire qu’il met en exergue. Il s’agit en effet d’une période de transition pour Luis Buñuel, lors de laquelle il quitte le groupe surréaliste pour se construire en tant qu’artiste libéré de cette étiquette. Buñuel après l’âge d’or revêt donc très vite les atours d’une quête identitaire, celle d’un artiste à la recherche de sa vérité intime et de celle du monde qui l’entoure.
C’est bien à cela que fait référence ce « labyrinthe des tortues » qui donne son nom au titre original et dans lequel se perd symboliquement Buñuel, habitué aux mondanités parisiennes et se retrouvant dans un monde vierge et mutique. S’il vient ici pour changer le monde, c’est bel et bien ce monde qui va le changer. Hélas, si l’image du labyrinthe est séduisante, elle montre aussi les limites de la réalisation de Salvador Simo, qui n’exploite pleinement l’idée qu’au détour d’une scène et de quelques répliques.
Demeure malgré tout cette peinture émouvante et mélancolique d’un artiste personnage de sa propre vie et à la recherche de son propre langage. Père castrateur prenant l’identité de Dali, mère libératrice apparaissant sous les traits de la Vierge… Ce rapport aux parents témoigne du tiraillement identitaire d’un homme en passe de s’affranchir de son passé. Ce passé s’incarne dans l’Enfance amplement présente dans le film ; celle de Buñuel bien entendu, mais aussi celle vivant dans les Hurdes, en contact permanent avec la Mort. Cette dernière est d’ailleurs personnifiée par une version stylisée de celle imaginée par Murnau dans Les trois Lumières, le film qui a donné envie à Buñuel de se lancer dans le cinéma. Une très belle idée en accord avec la croyance du cinéaste dans la capacité de l’Art à changer le monde.
De rêves surréalistes en introspections oniriques, le personnage se construit en même temps que l’Artiste qu’il représente. C’est à l’entité Luis Buñuel que l’on finit par avoir accès : son essence, ses doutes, ses obsessions, son humour, son excentricité. Et en somme, à sa conception même de l’Art.
Vous l’aurez compris, si Terre sans pain était un film éprouvant, Buñuel après l’âge d’or est un film très émouvant, infiniment supérieur à la BD qu’il adapte et à ses digressions ultra démonstratives. Et clairement, la simplicité de sa structure narrative ou de son animation ne sont rien face à cette plongée mélancolique dans les affres et les bonheurs de la création artistique. Que le film ait été adoubé par Alex de la Iglesia tient en cela d’une heureuse logique.
BONUS TRACK : J’en profite pour vous signaler la sortie ce 12 juin du quatrième numéro de Revus & Corrigés, excellente revue dédiée au cinéma de patrimoine. J’ai pu y consacrer un dossier sur les « années surréalistes » de Luis Buñuel, de son enfance au scandale de L’âge d’or, en passant par sa relation avec Dali ou son entrée dans le groupe surréaliste. Si vous souhaitez en savoir plus sur le réalisateur, n’hésitez donc pas à vous le procurer !
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