• Analyses
  • Critiques
  • Interviews
  • Contact
  • Analyses
  • Critiques
  • Interviews
  • Contact
La Tortue Rouge : Analyse et Explications du chef-d’œuvre de Michael Dudok De Wit
16 mai 2019

LA TORTUE ROUGE : L’EXPÉRIENCE DU SUBLIME

Dans cet essai vidéo, Anaïs et moi-même avons tenté de mettre des mots sur le chef-d’œuvre de Michael Dudok De Wit, un film qui s’en passe pourtant volontiers. Par son parti-pris d’un film quasi-muet certes, mais surtout parce qu’il pose des questions qui resteront toujours plus importantes que leurs réponses. Plus que des explications concrètes sur La Tortue Rouge, la vidéo ci-dessus propose d’abord d’aborder quelques-unes de ses influences. Nous nous concentrons ensuite sur une expérience théorisée par Burke ou Kant : celle du Sublime.

Dans le dernier tiers de La Tortue Rouge, un tsunami vient ravager l’île paisible sur laquelle s’était installé le personnage principal. Tout ce qu’il y avait construit et cultivé y est décimé. Cette terre devenue nourricière et accueillante, ce cocon familial qui avait vu naître un bébé source de tendresse et de compassion pour le spectateur nous est douloureusement arrachée. Une famille est séparée et doit trouver la force de se réunir au milieu des ruines d’un monde passé. Cette scène apocalyptique, transcendée par la partition de Laurent Perez del Mar, dure suffisamment longtemps pour que l’on se sente totalement accablé. Du fait de notre empathie envers les personnages bien sûr, mais aussi parce qu’elle nous renvoie à notre propre fragilité face aux éléments naturels. Ainsi, le film, qui se plaçait déjà dans une universalité bouleversante en évoquant le cycle de la vie, le fait plus finement encore en nous confrontant à ce que les philosophes Burke puis Kant ont théorisé comme l’expérience du Sublime. Le sublime, c’est quand on immerge l’Homme dans une Mère Nature infiniment plus grande que lui, voire dans une idée du cosmos élevant le spectateur par cette sensation d’appartenir à un tout.

L’expérience est toujours duelle : après avoir pris mesure de sa petitesse, le spectateur voit germer en lui un curieux plaisir, celui de se sentir appartenir à un univers qui nous dépasse. On sent empiriquement que notre vie et nos préoccupations terrestres sont totalement dérisoires face à un mystérieux cosmos et ce, par l’expérience que les mises en scènes artistiques nous procurent. Et c’est bien le propre du tsunami : d’annuler toute vie humaine. C’est la mer qui assimile tout ce qui lui est étranger : arbres, sable, vie humaine et animale.

explications la tortue rouge

LA TORTUE ROUGE : SAISIR UNE GRÂCE DANS L’EFFRAYANT

C’est bien ce paradoxe que véhicule de La Tortue Rouge, tout en nous faisant percevoir l’impermanence des choses par la représentation du cycle de la vie : naissance, adolescence, séparation des parents, etc. On ressent notre âme déchirée d’émotions contraires : la tristesse nous emporte bien sûr mais un sentiment supérieur point, une sorte d’émotion universelle qui donne l’impression d’être complets. Quand le générique prendra place, c’est le Sublime qui aura gorgé nos cœurs et nous aura par la même occasion dévastés, mais dévastés d’un bonheur inouï.

Un choix artistique atteste cette volonté de nous faire vivre une expérience spirituelle plus que de nous faire admirer du Beau ou de l’agréable : la forêt de bambous, austère et verticale.

Dans la Masterclass qu’il animait avec Isao Takahata à Paris fin 2016, Michaël Dudok de Wit expliquait qu’il s’était refusé à dessiner des palmiers car il ne voulait pas que l’île ressemble à une brochure de voyage ; il voulait lui forger une âme plus singulière. Cela permet aussi de rendre le tsunami plus effroyable car sous le poids des vagues, les bambous cassent sèchement. Le plan est abrupte, rapide et violent comme il ne l’aurait pas été avec des arbres plus pittoresques et photogéniques. D’ailleurs, c’est l’inimaginable que l’on nous donne en spectacle puisque l’adage populaire nous a bien appris que le bambou était censé plier mais ne jamais rompre.

En outre, une scène quasiment en noir et blanc nous montre ce Robinson amoureux en pleine contemplation d’une lune qui se reflète sur la plage. Moment hors du temps et onirique qu’on ne saurait interpréter que par cette théorie du Sublime. Dans son essai Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime, Kant affirme d’ailleurs que « Le sentiment raffiné, que nous allons considérer à présent, existe d’abord sous deux formes : le sentiment du sublime et celui du beau. Les émotions par l’un et l’autre sont agréables, mais sur des modes très différents. […] Des chênes qui s’élèvent et des ombres solitaires dans un bois sacré sont sublimes ; des tapis de fleurs, des haies basses et des arbres taillés en formes régulières sont beaux. La nuit est sublime, le jour est beau.[…] »

L’obscurité permet alors de « saisir une grâce dans l’effrayant » comme Burke l’a expliqué en évoquant le Sublime nocturne et c’est ce que permet le trait on ne peut plus épuré de La Tortue Rouge, se glissant dans l’héritage de la ligne claire. Dans un monde non-urbain et non enraciné dans une époque spécifique, la nuit règne toute entière sur la terre, on ne peut pas la contre-carrer en allumant des lumières électriques, elle se fait donc toute puissante. Ici, la grâce tient de la luminosité de la lune dont le héros doit profiter au maximum : cette nuit bichrome semble si lumineuse qu’elle paraît totalement surréaliste, presque grimée en Nuit américaine. Si le personnage la contemple plus qu’il l’observe c’est qu’il se laisse traverser par elle.
D’ailleurs, la contemplation renvoie initialement à une élévation spirituelle vécue par le biais de l’environnement. C’est presque le cosmos que l’on touche du doigt à cet instant et qui nous rappelle la quête enchantée de l’héroïne du Contact de Robert Zemeckis, d’atteindre à la fois un ailleurs et d’appréhender les vérités du monde.

explications la tortue rouge explications la tortue rouge

L’APPRENTISSAGE DE LA RÉSILIENCE

Cette réflexion métaphysique porte en elle l’impermanence, c’est-à-dire l’idée que tout est voué inéluctablement à naître puis mourir et est particulièrement adaptée à la poésie asiatique. On la trouve beaucoup dans l’art bouddhiste que les Japonais ont importé et mû en ukiyo-e, vous savez, ces images du monde flottant, notamment faites d’estampes, qui s’intéressent à l’éphémère du terrestre. Or, Dudok De Wit se situe à la croisée des chemins, s’inspirant tant de poèmes boudhistes zen (chinois) que du moderne estampiste Kawase Hasui. La source chinoise transparaît à multiples reprises dans le style graphique : par exemple à travers les épaisseurs variées des contours ou la gestion des couleurs et des ombres. Celles-ci interrogent chaque instant les vides et les pleins, à l’instar du shanshui où vents et nuages devenaient des lieux communs. En s’inspirant de ces représentations, les Japonais ont quant à eux délayé la marque du religieux pour les rendre plus légères : point de tragique en montrant un quotidien voué à périr. Avec eux au contraire, l’humour ponctue les mises en scène et les portraits, la Beauté des paysages nous renvoie vers une spiritualité apaisante et on entre parfois même dans le comique ; par exemple avec Hokusai qui n’hésitait pas à caricaturer ses contemporains pour mieux dérider ces images.

À la différence de l’art chinois, il y a donc une légèreté notable dans ces représentations. Vraisemblablement, cette sensibilité japonaise affleure dans La Tortue Rouge par les crabes, petits sidekicks qui amènent beaucoup de rires au film ou avec la manière de dépeindre les balbutiements de l’enfant. In fine, ce large réseau intertextuel se tourne tout entier dans la même direction métaphysique. C’est donc parfaitement logique que Dudok de Wit nous confronte à l’expérience du Sublime car il semble honorer chaque instant le caractère cyclique de la vie, et de multiples manières. Quand il l’évoque en interview, il cherche ses mots et les pèse soigneusement pour décrire l’indicible, comme exalté par la fragilité de l’existence qui nous condamne pourtant tous. Si le public européen a été si peu réceptif au film, c’est peut-être bien parce que cette manière de voir le monde est construite par une philosophie à laquelle l’Occident est souvent hermétique.

explications la tortue rouge

La Tortue Rouge n’est donc pas un pesant discours qui nous rappellerait notre mort future, à la manière des Vanités, mais nous plonge dans le bonheur simple du monde terrestre. Au final, ce chef d’œuvre nous exhorte de profiter des petits riens qui nous entourent, avec joie et légèreté,. Bref à accepter de tout laisser aller pour mieux nous fondre dans cet univers qui nous a fait naître. Il s’agira d’accepter humblement notre infériorité mais pas seulement.
Aristote définissait la catharsis comme la capacité de tirer des enseignements depuis la fiction et c’est bien le voyage que nous proposera La Tortue Rouge : l’apprentissage de la résilience, et avec lui le sentiment d’être mis en contact avec les Mystères de la Vie et du Monde.

Animation belgeAnimation françaiseAnimeLa tortue rougeMichael Dudok De Wit
Share

Analyse

Anaïs Tilly
Anaïs Tilly
Du petit au grand écran, de l’Asie à l’Occident, du produit hollywoodien au cinéma d’auteur, ma fascination pour l’image ne connaît pas de frontière. Et s’il est une activité que je vénère autant que plonger dans la fiction, c’est bien de l’analyser. Mais ce que je préfère, c’est quand les images, mutines, se dérobent à l’interprétation. La magie du cinéma.

You might also like

[ENTRETIEN] Keiichi Hara : « J’ai tout changé, Wonderland est une œuvre originale »
17 juin 2019
Modest Heroes : Critique de l’omnibus du studio Ponoc
13 juin 2019
Violet Evergarden : Le mélodrame vu par Kyoto Animation
22 mai 2019

Leave A Reply


Laisser un commentaire Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

  • Suivez-moi sur Facebook !

    Facebook Pagelike Widget
  • GuillaumeFollow

    Guillaume
    JehrosGuillaume@Jehros·
    jeudi février 27th, 2020

    Après Ori, Dead Cells ou encore Hollow Knight, Children of Morta rejoint la liste de ces titres indé m'ayant procuré les meilleures expériences de jeu ces dernières années. Gros coup de cœur pour ce roguelite aussi beau qu'exaltant.

    Reply on Twitter 1233120132257472515Retweet on Twitter 12331201322574725151Like on Twitter 12331201322574725152Twitter 1233120132257472515
    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    J'avais envie de jouir des yeux, du coup j'ai repris Windy Tales.

    4
    Reply on Twitter 1232731064650608646Retweet on Twitter 12327310646506086461Like on Twitter 123273106465060864611Twitter 1232731064650608646
    Retweet on TwitterGuillaume Retweeted
    arretsurimagesArrêt sur Images@arretsurimages·
    dimanche février 23rd, 2020

    La vengeance peut-elle porter un message féministe ? Comment peut-on montrer un viol ? Peut-on le faire sans complaisance ? Genre cinématographique, les films "rape and revenge" sont passés au crible par @RDjoumi et @DChedaleux dans #PostPop.
    https://t.co/EkRMg0py0m

    Reply on Twitter 1231532362665799686Retweet on Twitter 123153236266579968617Like on Twitter 123153236266579968633Twitter 1231532362665799686
    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    La sensibilité de Florence doit certes beaucoup à la superbe musique de Kevin Penkin (Made in Abyss, pour rappel), mais surtout à de belles idées traduisant par le gameplay tranches de vie et états émotionnels. Ça se termine en une quarantaine de minutes, donc allez-y gaiement !

    Reply on Twitter 1232598615408959488Retweet on Twitter 12325986154089594881Like on Twitter 123259861540895948810Twitter 1232598615408959488
    JehrosGuillaume@Jehros·
    mercredi février 26th, 2020

    L'influence écrasante de Firewatch et Shining n'est pas vraiment favorable à The suicide of Rachel Foster, plus prévisible et moins ambiguë dans son écriture qu'il ne semble vouloir l'être. Reste de jolis moments de flippe qui rendent l'aventure appréciable, à défaut de mieux.

    Reply on Twitter 1232580965588967424Retweet on Twitter 12325809655889674242Like on Twitter 12325809655889674242Twitter 1232580965588967424



© Copyright LetsBlog Theme Demo - Theme by ThemeGoods