EN ATTENDANT BROLY
Aaaah, la résurrection de Freezer. On peut dire que celle-là, on ne l’avait pas vue venir, ou en tout cas pas dans un film scénarisé par Akira Toriyama lui-même…
Pour tout dire, on l’aurait même plutôt attendue dans une fan-fiction, aux côtés de la quatorzième transformation de Goku et d’on ne sait quel nouveau monstre aux 38 métamorphoses. Hé oui, on peut se l’avouer, le postulat de ce nouveau long-métrage est sans doute identique à celui des milliers de récits de fans probablement déjà écrits sur le sujet. Car en dépit des vingt ans qui nous séparent de la fin de la publication de Dragon Ball, son univers ne cesse de fasciner et de nourrir l’imaginaire – et les débats – de milliers de personnes soucieuses de défendre leur personnage favori. Et pour cause ! Cela fait bien longtemps que l’entité Dragon Ball a cessé d’être circonscrite au seul manga d’Akira Toriyama, abolissant les frontières de son média d’origine pour muter en une créature multimédia protéiforme. Séries animées, films d’animation, jeux vidéo, figurines, jeux de cartes et j’en passe… Le fan de Dragon Ball consomme l’objet de sa passion indifféremment, donnant autant de valeur à l’œuvre originale qu’à son produit dérivé, au point d’abolir toute distinction entre les deux.
Consommer Dragon Ball, c’est donc avant tout consommer ce qui fait l’essence des produits qui en porte le nom, indépendamment du support qui les cristallise. Il n’y a plus d’original ou de copies, mais un ensemble de simulacres brouillant la frontière entre les notions d’auteur et de consommateur. Que l’argument du film consiste en une idée qui nous est déjà tous venue à l’esprit tient alors d’une certaine logique. Reste donc à savoir ce qui constitue aujourd’hui l’essence de la saga. Une essence dont La résurrection de F a parfaitement saisi le fonctionnement, au point d’en faire tout simplement l’un des meilleurs films de la franchise.
ÉLÉMENTS D’ATTRACTION
Mais d’abord, quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit lorsque vous pensez à Dragon Ball ? La mythologie imaginée par Toriyama, l’ampleur de son univers et de son histoire, sa vision du monde, son message ? Ou bien la transformation de Gokû en Super Saïyen, les combats homériques et la puissance des différents personnages ?
Dans son livre Génération otaku, les enfants de la postmodernité, le philosophe japonais Hiroki Azuma met cette opposition en évidence, à travers les caractéristiques de la culture otaku et deux notions fondamentales, les grands et petits récits. À l’origine, le grand récit est une expression utilisée pour désigner les systèmes mis en place pour rassembler les membres d’une communauté, à l’image de l’état-nation, de la bible ou de la révolution. Considérez cela comme les valeurs fondatrices, disciplinaires d’une société, et notez qu’elles sont liées à l’époque dite « moderne », qui a eu cours jusqu’aux années 60-70. Au contraire, l’époque qui lui a succédé, dite « post-moderne », a été témoin d’une remise en question de certains grands récits, et donc au passage d’un déclin de la cohésion sociale. C’est à ce moment-là que sont nés les otakus, dont la tendance à privilégier l’imaginaire au détriment du réel va déterminer leurs relations avec autrui. Le terme Otaku désigne ainsi le fait que les relations sociales ne se font plus à un niveau individuel, mais en fonction du groupe dont l’individu fait partie. Si valorisation de l’imaginaire il y avait, elle se faisait donc, dans un premier temps, dans le cadre d’une quête identitaire servant de substitut aux grands récits disparus. La première génération d’otakus, qui a grandi dans un monde moderne où les grands récits étaient désirés, recherchait dans les produits culturels une vision du monde, une conscience historique particulière. Ou, pour citer Azuma : « Ne pouvant plus saisir dans leur grandeur des notions jusque-là supportées par la tradition, c’est-à-dire la « société » ou « Dieu », les Otakus tentent de remplir le vide avec des éléments culturels à leur portée ».
À l’inverse, les générations suivantes d’otakus ont été directement élevées dans une société postmoderne, et n’ont plus ce besoin de se référer à un grand récit, même fictionnel. Là où la fiction illustrait auparavant une quête identitaire, elle n’est désormais plus qu’un simple objet de consommation. Une consommation qui va se faire par le biais de ce qu’Azuma appelle les petits récits, que l’on peut définir comme les histoires particulières qui se trouvent dans un produit particulier. Concrètement, le combat de Gokû contre Freezer est un petit récit, tout comme les différents tournois d’arts martiaux ou la quête des Dragon Ball. Et comme le sont chacun des films issus de la saga.
Et des petits récits, Dragon Ball en compte une sacré pelleté, éparpillée sur divers médias. Les otakus ne font alors plus la différence entre l’œuvre d’origine et les succédanés qui vont en découler, mais entre une base de données et les œuvres qui vont naître de celle-ci. Les produits Dragon Ball ne sont pas appréciés pour eux-mêmes mais en fonction de la base de données qui est en arrière-fond, constituée d’éléments d’attraction, à savoir ces caractéristiques, visuelles ou narratives, qui vont attirer l’utilisateur. La coupe de cheveux de Gokû en est un, au même titre que le kaméhaméha, l’épée de Trunks, les voyages temporels ou les métamorphoses des antagonistes.
On n’achète pas un jeu Dragon Ball pour son studio de développement ou pour le message qu’il veut transmettre, mais pour les personnages qu’il contient. On ne regarde pas La Résurrection de F pour y chercher une démarche politique, on le regarde parce que Freezer et certains personnages vont se mettre sur la gueule. Et on peut détester Dragon Ball GT parce qu’il tente allègrement de pervertir ces éléments d’attraction. Bref, on ne consomme plus une histoire dans son entièreté, mais l’ensemble des petits éléments qui la constituent.
Ainsi sont nés les multiples produits dérivés de la franchise. Fondamentalement, que sont les différents films estampillés Dragon Ball sinon des produits dérivés, basés sur une structure narrative identique d’un film à l’autre, et n’ayant guère d’autre but que de favoriser l’arrivée de personnages supplémentaires ? C’est tout sauf un hasard si l’on se souvient plus de Broly que des films dans lesquels il apparaît : parce que son apparence et sa puissance, bref, les éléments d’attraction qui le constituaient, étaient suffisamment forts pour que le personnage prime sur la qualité éventuelle du récit. La logique de production était de créer une histoire en fonction des personnages, et non l’inverse. En résultent des films parfois incohérents par rapport à l’œuvre d’origine, mais continue de nourrir l’élaboration de théories chez certains fans, quand bien même ils ne sont au mieux que de simples vues uchroniques du matériau de base, au pire des simulacres n’ayant d’autre intention que d’être produits dans le but d’une consommation postmoderne. Ce n’est malheureusement pas une évidence pour tout le monde, mais même si Dragon Ball Z repose sur une transposition fidèle du manga, cette série n’est pas le manga, mais une représentation. Même chose pour Battle of Gods et l’arc de Dragon Ball Super qui en reprend les composantes. Ce qui n’empêche pas chacun d’eux d’être consommé à valeur égale, révélateur en cela de ce que Jean Baudrillard avait prophétisé, à savoir que dans les sociétés postmodernes, il n’y aurait plus de différence entre l’original et sa copie.
Bref, pour les producteurs, comme pour les consommateurs otakus auxquels ces créations semblent s’adresser en premier lieu, l’important n’est plus le récit dans lequel les personnages prennent place, mais les personnages eux-mêmes. Chacun des films en a fait la démonstration à sa manière au point que l’immense majorité d’entre eux peine à se montrer encore digne d’intérêt plus de vingt ans après leur sortie. Et c’est là que les deux derniers longs-métrage en date, et La résurrection de F en particulier, ont su se montrer plus malins que ceux qui les ont précédés. Derrière une prise en compte manifeste du passé cinématographique de la saga, on sent l’envie de se servir des habitudes du public pour mieux le déconcerter et redonner, au passage, des couleurs aux petits récits qu’il affectionne tant.
REDONNER VIE AU SPECTACLE
On l’a dit, la majorité des films des années 90 reposaient sur une structure narrative commune et des enjeux identiques, au point que certains passages paraissaient si obligés qu’ils faisaient figure de running-gags. En bons produits dérivés, ceux-ci limitaient toute prise de risques en régurgitant à l’envi les mêmes éléments d’attraction. Une donne qui tend à s’amenuiser depuis l’arrivée de Battle of Gods il y a deux ans, et sa volonté manifeste de déconstruire les fondations de la saga. Pourtant, La Résurrection de F semble se poser dans la droite lignée des films de notre enfance. Un méchant débarque sur Terre avec ses sbires pour assouvir une vengeance et détruire la planète, les héros s’opposent et finissent par l’envoyer ad patrès. Un canevas ultra-classique que Toriyama, qui a lui-même écrit le scénario, va vriller de l’intérieur.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur est conscient que son histoire aura moins d’importance que ses personnages. Aussi peut-on être sûr que le film provoquera des plaintes quant à sa supposée absence de tension ou d’enjeux, se posant en miroir du film précédent. Car là où Battle of Gods nous donnait enfin à anticiper une potentielle défaite de Gokû, ce qu’aucun film n’avait réussi à faire jusque là, La résurrection de F nous fait très vite comprendre que sa victoire ne fera aucun doute. Non pas tant du fait d’une structure narrative connue, que par une volonté évidente de nous faire comprendre que l’intérêt réside ailleurs. Si note d’intention il y a, elle réside même probablement en cela : si vous, les spectateurs, connaissez déjà l’issue du film, l’important ne sera donc pas la fin, mais les moyens.
Et soyons honnêtes : si la résurrection de Freezer impliquait inévitablement un gain de puissance, jamais sa défaite future ne nous sortira de l’esprit. La meilleure chose que pouvait faire Toriyama était donc de prendre en compte cette évidence afin de mieux dérouter son spectateur. Et si Freezer était condamné à se prendre une branlée, autant que celle-ci s’avère digne de ce nom. Non pas à la manière des précédents films donc, façon « je domine tout le combat mais je me prends un Genkidama au final », mais plutôt en conséquence d’une surprenante infériorité. L’auteur-scénariste joue donc sur les acquis de son auditoire et les poncifs des précédents films, où la puissance des antagonistes était avant tout exprimée par les dialogues. Si Gohan nous dit que Freezer est puissant, c’est donc qu’il l’est. Et si Freezer se transforme, c’est qu’il devient plus puissant, donc plus dangereux. Ne jamais le voir en position de force a alors tout d’une bonne idée de la part de Toriyama, qui déjoue nos attentes et se montre cohérent vis-à-vis de la note d’intention citée plus tôt : l’important n’est pas l’issue du combat, mais le combat lui-même. Même quand Freezer arborera sa forme finale, il ne prendra jamais réellement le dessus. C’est paradoxal, mais l’issue en question paraît donc d’autant plus incertaine que les combattants sont sur un pied d’égalité. À l’inverse, un Freezer ouvertement supérieur à ses opposants n’aurait fait que mettre en évidence sa mort prochaine. Le combat n’en devient que plus enthousiasmant.
Première surprise : par la mise en valeur des combattants plus que de leurs motivations, chacun apparaît plus charismatique qu’à l’accoutumée. Freezer a rarement été aussi énervé, proportionnellement à un Gokû que l’on n’avait pas vu aussi sûr de lui, voire arrogant, depuis des lustres. Même Végéta, pourtant sous-exploité, retrouve une certaine sérénité, non sans la fierté qu’on lui connaît. Cette logique, sinon de transgression, en tout cas de perversion, apparaît alors comme une marque de lucidité salvatrice, de la part d’une œuvre consciente de ses codes et de la connaissance qu’en ont les spectateurs : ces mêmes codes qui ont faire dire à tout le monde que Freezer mourrait à la fin du film. Ainsi, Toriyama se fiche des prétendues incohérences liées à l’absence de personnages récurrents. Ce qui importe n’est pas qui de savoir qui est absent, mais qui est présent. C’est bien simple, aucun personnage postérieur à l’arc de Freezer dans le manga ne sera présent plus de trente secondes à l’écran, quand ils ne seront pas à peine mentionnés, de même que les combattants que l’on sait pertinemment inutiles. Un retour aux sources pour le moins exaltant, puisque même Tortue Géniale viendra mettre son grain de sel.
DU FAN-SERVICE INTELLIGENT
Oui, vous avez bien lu. La résurrection de F est exaltant, et les problèmes éventuels liés à la puissance des combattants ne sont rien face au plaisir procuré par leur présence. On se fiche que Tortue Géniale soit supposément moins puissant que n’importe quel soldat de Freezer, aux yeux du manga d’origine. Si le film ne semble pas réaliste à cette aune, il est vraisemblant en lui-même, cohérent à son échelle. En revanche, on se régale de voir ce que l’on avait perdu de vue depuis des lustres : des personnages secondaires dont la présence se justifie enfin par leur utilité dans le récit, forts d’affrontements les mettant en valeur contre une armée de sbires, et des moments de comédie qui y sont harmonieusement intégrés. Deuxième bonne surprise : même les personnages habituellement réduits à jouer les caméos à chacune de leur apparition retrouvent l’aura dont on les avait privés pendant deux décennies.
Pris comme grand récit, Dragon Ball dépeignait un monde dans lequel les voyages, les rencontres et le dépassement de soi – le fait de sortir de sa zone de confort donc – contribuaient à changer le monde, à rendre l’impossible possible. Une vision des choses contraire à l’existence même des films qui l’ont accompagné pendant des années, du fait de leur seule intention de brosser leur auditoire dans le sens du poil. En s’attardant sur une galerie de personnages emblématiques ayant fait la gloire de la saga, en ravivant le passé de manière à lui redonner son charme d’antan, Akira Toriyama parvient donc à faire du fan-service un minimum intelligent, parfois touchant dans l’amour évident qu’il a pour les créations qui ont fait son succès. Un petit récit dont les composantes retrouvent enfin une vraie force d’attraction, mais aussi conscient de lui-même et du système de production dont il dépend : intelligemment vidés de leur dimension narrative, les combats deviennent des spectacles visuels et sonores à consommer en tant que tels. Si les personnages, comme les spectateurs, y gagnent au change, pas sûr que Toriyama s’en contente : c’est sans doute tout sauf un hasard si les traditionnels personnages témoins et commentateurs des affrontements sont ici incarnés par Whis et Beerus. En s’attardant sur le duo plutôt que sur ceux à qui ce rôle est habituellement dévolu, Toriyama investit des regards insensibles au sort de la Terre, dédramatisant ainsi la situation et désamorçant de fait toute tension potentielle. C’est peut-être nous, ce public se moquant de ce qu’il a en face des yeux et préférant commenter ce qu’il est en train d’ingurgiter en parallèle.
Bref, le film fait figure de revival sans que cela ne soit une fin en soi, comme en témoigne l’apparition de Jaco ou son envie de jouer un tant soit peu avec les codes qu’il a lui-même contribué à populariser. Akira Toriyama se tourne aussi vers l’avenir, non sans une certaine nostalgie qu’il parvient à nous faire partager. Et vous l’aurez compris, La résurrection de F était peut-être, à sa sortie, ce que la franchise Dragon Ball avait produit de mieux depuis vingt ans. Bien sûr, le film n’est pas parfait, ses défauts sont évidents et il y aurait encore énormément de choses à dire à son propos, en bien comme en mal. Végéta reste en retrait, le final est honteux, la mise en scène n’est pas toujours au niveau que les combats exigeaient… Mais dans le cadre de l’époque et de l’industrie qui l’ont vu naître, c’est probablement ce que l’on pouvait attendre de mieux de sa part.
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