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Lamu – Beautiful Dreamer : Analyse d’un chef-d’œuvre hors du temps
17 mai 2019

BEAUTIFUL DREAMER : UN RÊVE SANS FIN

Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image du passé. Celle de lui-même, travaillant d’arrache-pied pour satisfaire à la production d’un épisode par semaine d’Urusei Yatsura, série adaptée du manga éponyme dont il était le réalisateur. Plusieurs années d’un éprouvant apprentissage du métier, essentiellement passées entre quatre murs au point de douter de l’existence d’un monde qui leur serait extérieur. De cette incertitude et de l’incoercible répétitivité de son quotidien, l’homme dont nous racontons l’histoire va profiter d’une carte blanche pour en tirer son deuxième long-métrage ; écrit en un mois, produit en six. Entre hétérotopie, inquiétante étrangeté, contes folkloriques et réminiscences, Beautiful Dreamer était né. Et avec lui, l’un des cinéastes les plus fondamentaux de son temps.

Le temps, justement. Si une horloge sans aiguille et une multitude de feux rouges nous indique très vite qu’il n’a plus cours dans cet univers, il reste paradoxalement une entité au cœur des enjeux du film. Car si les personnages revivent indéfiniment la même journée, ce n’est pas simplement du fait du rêve dans lequel on les a enfermés.

Dans le manga d’origine tout comme dans la série, l’univers de Lamu fonctionne à l’instantanéité de l’action, du gag. Tout va très vite, tout est saturé d’informations visuelles et sonores qui lui donnent des airs de chaos organisé à l’énergie un peu bourrative. Prendre son temps n’est pas une option, autant pour les protagonistes et leur humour hystérique, que pour Mamoru Oshii et ses impératifs de production d’un épisode par semaine. Seulement, si un manga aux chapitres indépendants les uns des autres permet à Takahashi de multiplier les idées farfelues, elle ne favorise pas l’évolution de personnages coincés dans leurs archétypes. En plus de lui faire perdre la notion du temps, la production de la série installe donc également Oshii dans une impression de redondance liée à la nature de ses personnages, dont les actes, tout comme les siens, ont depuis longtemps perdu de leur sens. C’est cette redondance que le réalisateur semble mettre en abyme dans le postulat même du film : ces personnages qui revivent la même journée, à faire et dire les mêmes choses avec la folie qui les caractérise depuis toujours, sans s’en rendre compte et pire, en semblant s’en satisfaire. Mamoru Oshii va donc se charger de redonner du sens à ce monde en lui redonnant le temps d’exister. Matérialiser ce temps dans un contexte où celui-ci n’a plus cours. Ressentir l’univers plutôt que de le survoler.

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INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ

« Les pensées de l’auteur sont donc différentes de celles du réalisateur qui transforme l’histoire de l’auteur en film. Si tu prends juste l’histoire telle quelle, ce n’est plus un film. Les mangas et les films sont deux mondes distincts. Si tu fais un film, tu ne peux éviter de te battre avec l’auteur. »

Les otakus vont donc retrouver leurs personnages favoris, mais différents ; leur univers préféré, mais différent. En écho à des personnages qui vont progressivement se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond, Beautiful Dreamer débute par une séquence de joyeux bordel typiquement Lamuesque que l’on ne retrouvera plus par la suite. Plus qu’Ataru et sa bande, c’est bien son public qu’Oshii veut dérouter. Plus radical que jamais dans ses jeux de lumière, combinant une charte graphique plus éthérée avec des partis-pris de mise en scène que l’on n’attend pas dans une comédie aux codes visuels bien définis, le cinéaste convoque l’inquiétante étrangeté inhérente à toute réappropriation. Le rythme lent et contemplatif se mêle à un réalisme inhabituel pour plonger le spectateur dans un état de confusion qui ne le quittera plus. Les images décrivent-elles la réalité diégétique ou un fantasme des personnages ? Les personnages rêvent-ils leur vie ou vivent-ils leurs rêves ? Est-ce un film Lamu ou un film de Mamoru Oshii avec Lamu dedans ? Mamoru Oshii s’est-il réapproprié l’univers de Lamu ou bien… l’univers de Lamu a-t-il absorbé Mamoru Oshii ?

À ces questions en apparence antinomiques, la réponse est bien évidemment…

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… Les deux. Comme Mamoru Oshii se plaira à le répéter et à le mettre en images tout au long de sa carrière, réalité et fiction se rejoignent en tous points. Toutes deux ont la même valeur dans le développement d’une personne et lire un livre, jouer à un jeu vidéo ou regarder un film revient à faire l’expérience de la réalité. Après tout, sur le tournage d’Avalon, Oshii ne voyait pas l’actrice principale en dehors des tournages et avait l’impression de travailler directement avec son personnage. Pour lui, le rêve n’est donc qu’une réalité à l’intérieur d’une réalité. Il était donc tout naturel que la réalité d’Oshii contamine celle de Beautiful Dreamer… et inversement.

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Le motif de la mise en abyme y est d’ailleurs régulièrement disséminé. Ici, les reflets brouillent nos repères et expriment le dysfonctionnement des lois de l’espace. Là, Ataru et sa bande regardent Godzilla, soit… des personnages d’un monde en ruines qui regardent les aventures de personnages d’un monde en ruines. Mais surtout, le long-métrage regorge de surcadrages – un cadre dans le cadre, donc – qui séparent les protagonistes de leur environnement autant qu’il les lie à eux. En matière de surcadrage, qu’évoquent ici les rêves de certains personnages sinon des écrans de cinéma, et par extension font de Mujaki, créateur desdits rêves, l’avatar du cinéaste Oshii ? Après tout, qu’est-ce qu’un cinéaste sinon un créateur de rêves dans lequel les spectateurs s’immergent au point de perdre toute notion de temps ? Le parallèle apparaît d’autant plus concret qu’à l’instar d’un Oshii s’appropriant enfin entièrement un univers après des années passées à adapter ceux d’autrui, Mujaki se plaint justement d’avoir « toujours vécu dans le rêve des autres. » Oshii n’a donc pas seulement créé le rêve Beautiful Dreamer. Il s’y est incarné, et y a matérialisé toutes ses obsessions. Une ligne de gare qu’il prenait pour aller travailler, un avion de chasse qu’il rêvait de piloter et de garer dans son jardin, un magasin aux provisions gratuites et illimitées, une imagerie militaire faisant désormais office de signature… L’entité Mamoru Oshii est partout, jusque dans les décors du film, issus de ses souvenirs, fidèles mais revisités par le prisme de sa mémoire. Les mêmes… mais différents.

Le spectateur n’y échappe pas et se voit représenté dans cet inconnu, vu de dos, faisant partie intégrante du film tout en ayant le recul nécessaire à son appréhension.

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MARIER LES CONTRAIRES

En tant que fiction ayant la même valeur que notre réalité, Beautiful Dreamer joue d’ailleurs volontiers de cette abolition des frontières. Quand un chauffeur de taxi explique que le temps et l’espace n’ont pas de limites objectives, la caméra l’illustre donc par un mouvement lui faisant traverser une vitre. Plus tôt, un choc fera chuter Ataru et Shûtarô qui se cogneront littéralement contre le quatrième mur. Le film lui-même transcende sa condition dans la mesure où le point de départ de son intrigue se situe bien avant sa première bobine. Le début n’est pas un début, pas plus que la fin ne sera une fin. L’écran-titre n’apparaît logiquement que dans les dernières minutes, accompagné de Mujaki. Comme si la fin du récit n’en était que son début, à l’image de la boucle temporelle dans laquelle erraient jusque-là les personnages. Beaucoup d’éléments du film illustrent ainsi cette notion de boucle. Le motif du cercle, ou du retour d’une entité à son point de départ, y est ainsi régulièrement présent. En tant qu’élément diégétique d’abord, enfermant les personnages et exprimant ainsi leur condition, ou en tant que motif laissant une impression de déjà-vu. En tant que matérialisation extra-diégétique ensuite, tel ce double panoramique à 360° accompagnant la prise de conscience des protagonistes qu’elle met en scène, dans cette sortie et cette entrée de champ opposée malgré la continuité du plan, ou encore ce retour métatextuel au tout premier épisode de la série, voire carrément au mythe originel d’Adam et Eve. Mamoru Oshii appelle donc régulièrement le passé au secours du présent, pliant l’espace et le temps sur eux-mêmes en accord avec la situation des personnages, et réunissant dans le plus grand calme deux notions censées s’opposer.

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Après tout, le premier plan du film ne représente-il pas un panoramique liant le ciel et la terre ? Le plan suivant ne mêle-t-il pas la sensualité d’une jeune femme et la rigidité imposante d’une machine de guerre, tels Eros et Thanatos ? En tant que cinéaste, Oshii doit lui-même composer entre ses propres envies et celles de ses spectateurs, et injecter sa personnalité masculine dans un univers qu’il juge lui-même fondamentalement féminin. Depuis toujours intéressé par la notion de groupe et à ce qui peut arriver en leur sein, Oshii en vient ainsi à délaisser Lamu, reléguée à un second rôle tout en étant omniprésente dans la mesure où le film se passe dans son rêve. Un film sans Lamu, mais sur Lamu.

Les inspirations folkloriques du cinéaste voient également doubles, le conte d’Urashima Tarô se voyant ici illustré à travers deux de ses multiples versions, le voyage à dos de tortue de la version japonaise se conjuguant au Monde porté par cette même tortue dans son équivalent indien. Et que dire de ces nombreux plans profitant du médium animation pour dépeindre un univers sens dessus-dessous, où le haut est peut-être le bas, le relief peut-être plat, ou un reflet d’une flaque d’eau peut-être… l’intérieur même de cette flaque d’eau. Même les facteurs de flare spécifiques au cinéma en prises de vues réelles, en ce qu’ils sont on le rappelle des aberrations optiques trahissant la présence d’une caméra, sont ici reproduits comme énième motif liant deux versants d’une même entité, à savoir le Cinéma lui-même.

Et c’est peut-être là que vous vous dîtes que certaines de ces images vous rappellent quelque chose. Et oui, les perspectives improbables de la séquence du lycée font par exemple directement référence à Relativité, l’une des lithographies les plus célèbres de l’artiste néerlandais M.C Escher. Dans celle-ci, la confusion naît du fait d’avoir regroupé trois centres de gravités au sein d’un même espace, de sorte que deux personnages empruntant un même escalier l’arpentent de manière totalement différente. En tant que diplômé de l’Université des Arts de Tokyo, Mamoru Oshii n’est évidemment pas le dernier connaisseur de l’oeuvre du monsieur, essentiellement bâtie sur la construction d’espaces impossibles et paradoxaux dont Beautiful Dreamer ne manque pas. Une influence manifeste et même fondamentale si l’on en juge le nombre de citations explicites du monsieur, comme ici, là, ou bien évidemment dans l’inconnu dont je vous parlais plus haut, directement repris d’Exposition d’estampes, œuvre d’Escher dans laquelle un homme admire un tableau dont il fait lui-même partie. Le rêve de Lamu semble carrément avoir été pensé par Escher si l’on en juge ces mannequins qui semblent repris de certains tableaux de l’artiste, comme si Mamoru Oshii dépeuplait ses créations de ses habitants pour y faire habiter ses propres personnages. Et partant de là, je vous laisse déduire qui est le conducteur du camion !

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« Je veux créer des films pour imaginer des espaces, des temps et des personnages à la fois nulle part et quelque part. » L’univers de Beautiful Dreamer, autant que Beautiful Dreamer lui-même, pourraient ainsi être apparentés à ces espaces qualifiés par le philosophe Michel Foucault d’hétérotopies, ces « espaces autres » hébergeant une utopie et obéissant à des règles qui leurs sont propres. En accord avec les caractéristiques fondamentales de ce concept, tous deux opèrent notamment une rupture avec le temps réel, sont à la fois isolés et pénétrables et ont fonction d’illusion autant que de perfection. En mettant ainsi en parallèle le film et son univers, l’objet cinématographique et le rêve qu’il met en scène, Mamoru Oshii fait du virtuel le miroir du réel. Pour lui, créer la fiction revient donc à donner la vie, comme s’amuse à l’évoquer Oshii dans ces hélices d’ADN – tiens, encore une structure cyclique se répétant à l’infini – sur lesquelles se balade Mujaki.

Beautiful Dreamer n’est ainsi rien de moins que la naissance d’un cinéaste et d’une profession de foi qui le suivra tout au long de sa carrière. L’aventure Urusei Yatsura se terminera pour lui avec ce long-métrage : si le rêve ne s’arrête jamais, le temps reprend son cours et avec lui la recherche d’autres rêves à explorer. Plus que Lamu, ce sont bel et bien Mamoru Oshii et son spectateur, les beautiful dreamer du titre. Car après tout qu’est-ce qu’un film sinon, comme le dit si bien Mamoru Oshii, la victoire des rêves ?

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Guillaume Lasvigne
Créateur d'Anima sur YouTube, émission dans laquelle j'aime explorer les rapports entre les thématiques d'une oeuvre et les moyens de les traiter par la mise en scène.

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    Le Carrefour du cinéma d'animation commence aujourd'hui au @forumdesimages ! Niveau animation japonaise, il y aura Ride your Wave (le nouveau film de Masaaki Yuasa), la version restaurée de Millenium Actress et Ghost in the Shell !

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